Forums citoyens sur l'éducation : il faut travailler à changer le rapport de force
En 2023, l'initiative Parlons éducation réunissait près de 1 700 personnes dans 20 forums et plus de 50 ateliers jeunesse à travers tout le Québec pour discuter des défis du système scolaire québécois. Bilan et perspectives avec Suzanne-G. Chartrand, porte-parole du collectif Debout pour l'école. Propos recueillis par Wilfried Cordeau.
À bâbord ! : Les forums Parlons éducation ont permis une vaste mobilisation citoyenne. Pourquoi cet exercice était-il nécessaire ?
Suzanne-G. Chartrand : Depuis la première phase des États généraux sur l'éducation en 1995, jamais la population n'a été invitée à discuter et à se prononcer sur la vision qui doit guider le développement de l'école, sur ce qui fonctionne ou non, sur le type d'institution qu'elle souhaite pour l'avenir. Pour les organismes citoyens à l'origine des forums [1], c'était extrêmement important de faire ce travail démocratique. Et ça a fonctionné. S'il pouvait s'exprimer des sensibilités différentes au cours des débats, il n'y avait pas vraiment de grandes divergences sur le plan des orientations politiques. Beaucoup de consensus ont émergé, et le diagnostic est vraiment inquiétant et sévère. Il révèle à quel point notre société est à côté de la plaque sur à peu près toute la ligne. Partout, les gens ont exprimé l'urgence d'agir. Ce qui est extraordinaire, c'est que malgré ces constats, les participant·es sortaient des forums avec le sourire, avec un espoir et une volonté de faire bouger les choses.
ÀB ! : En décembre dernier, une synthèse de ces échanges a été rendue publique. Quels grands défis s'en dégagent pour l'école québécoise ?
S.-G. C. : La synthèse résume en 40 pages plus de 1 000 pages de notes prises dans des dizaines d'ateliers : un travail colossal ! Sur les cinq grands thèmes [2] abordés, beaucoup de pistes de réflexion se dégagent. D'abord, il est clair que la mission de l'école est complètement dévoyée. Après les États généraux, ledit « renouveau pédagogique » mandate l'école d'instruire, de socialiser et de qualifier. Cette trilogie-là est encore discutable, mais très rapidement elle s'efface au profit d'un nouveau mantra : la réussite éducative, voire la réussite pour elle-même. On ne vise plus la culture, le développement ou l'émancipation des êtres humains, mais leur performance, dans une compétition effrénée. La raison d'être de l'apprentissage finit par se réduire à ce qui est utile pour la diplomation. Cette vision-là, conforme à la nouvelle gestion publique et à sa gestion axée sur les résultats a complètement perverti la mission de l'école dans les 30 dernières années. Or, dans les forums, les gens ont plutôt affirmé que l'école, en misant sur des connaissances et des compétences, doit développer chez les jeunes une capacité d'émancipation d'agir comme citoyens et citoyennes averti·es et critiques, dans la perspective d'une société qui soit la plus égalitaire et juste possible. Et cela passe par un meilleur développement des compétences langagières, par un renforcement culturel des programmes, par un décloisonnement des matières, mais aussi par l'ouverture de l'école à son village, à son quartier, aux artistes, aux communautés avoisinantes, aux gens de métier, aux membres des communautés ethnoculturelles différentes, nouveaux arrivants ou pas, etc.
Ensuite, la question de ce qu'on appelle « l'école à trois vitesses » a été largement discutée. Unanimement, on a déploré que notre modèle éducatif soit en train de se fracturer. L'école privée, subventionnée à hauteur de 70 %, et les programmes sélectifs au public (souvent très onéreux) fonctionnent grâce à la capacité de payer des parents et aux notes des élèves : ils sont à la même vitesse. Il y a aussi au public des programmes moins sélectifs. Puis, il y a les classes dites régulières composées d'élèves moins performant·es, moins fortuné·es, nouvellement arrivé·es au Québec sans connaître le français ou qui font face à toutes sortes de difficultés. Cette ségrégation est un problème qu'on ne peut plus ignorer et auquel il faut absolument mettre un terme.
ÀB ! : Soixante ans après le rapport Parent, la question de l'égalité des chances demeure donc entière.
S.-G. C. : Absolument. Les gens ont aussi déploré qu'il y ait, encore en 2024, des populations totalement exclues du projet d'égalité des chances. Des jeunes et des adultes qui sont dans les écoles et les centres, mais qu'on ne reconnaît pas, et dont les besoins sont complètement invisibilisés. Par exemple, 50 % des enfants inuit·es et issu·es des Premières Nations sont scolarisé·es dans le système scolaire québécois et la majorité d'entre elleux dans de grandes villes comme Montréal. Est-ce qu'on leur donne une place ? Est-ce qu'on tient compte de leurs besoins culturels ? Les élèves issu·es de l'immigration, on les francise certes, mais quel accueil culturel ou social leur offre-t-on ? Quel soutien offre-t-on également aux jeunes qui ont eu des difficultés durant leur parcours du secondaire et qui peinent à décrocher leur diplôme ? Quelle valeur sociale accorde-t-on à la formation professionnelle pour des jeunes qui souhaitent apprendre un métier ? Donc, cela fait pas mal de laissé·es-pour-compte au sein d'un système qui se dit démocratique et qui peine à offrir à ces jeunes des perspectives épanouissantes.
ÀB ! : Les personnels scolaires disposent-ils de tous les outils nécessaires pour relever ces défis ?
S.-G. C. : Tout le monde convient qu'il est temps de reconnaître et de revaloriser le travail fondamental de l'ensemble des personnels scolaires : du personnel enseignant, des gens des services de garde, du personnel de soutien, des technicien·nes, des professionnel·les, des membres de direction d'établissements. Tout ce monde est à la course et beaucoup sentent qu'ils et elles n'arrivent pas à faire leur travail aussi bien qu'ils et elles le voudraient. Plusieurs finissent par se sentir submergé·es, par tomber malades ou abandonnent le navire. Il y a encore énormément de gens très investis dans ces métiers-là, mais c'est aussi devenu une source de frustrations, de fatigue et de souffrance importantes. On ne peut plus se permettre de démobiliser celles et ceux qui font l'école. Et il faut cesser de prétexter de la pénurie de main-d'œuvre pour ne rien faire.
Ensuite, les forums ont souligné l'absence de démocratie dans notre système scolaire. L'abolition des commissions scolaires et des élections scolaires, la création de centres de services scolaires (CSS), dirigés par des conseils d'administration opaques, le pouvoir du gouvernement de nommer les directions de CSS et d'infirmer leurs décisions ont été largement décriés. Nombre de personnes engagées dans les nouvelles instances des CSS ont dénoncé l'absence de temps pour débattre et ont exprimé le sentiment que tout est décidé d'avance et qu'elles sont bâillonnées. Quant aux jeunes, leur place est très limitée dans ces instances et dans les décisions qui touchent leurs apprentissages. Donc, on a affaire à une institution déconnectée de son personnel, de ses élèves, de sa communauté, et tout entière au service d'une machine bureaucratique et d'une vision instrumentale et productiviste.
ÀB ! : C'est un portrait plutôt riche et percutant des défis qu'il nous reste à relever comme société. Quelle doit être la suite ?
S.-G. C. : Une chose est claire, ce gouvernement se montre même hostile à discuter avec les principaux intéressés, à proposer une réflexion collective, à consulter la population sur quoi que ce soit. Sa vision est profondément opposée à celle exprimée dans les forums. Pour que les choses changent, il faut travailler à changer le rapport de force entre la population, la société civile et le gouvernement. C'est pourquoi Debout pour l'école lance une nouvelle consultation partout au Québec, pour que les gens identifient quels seraient les chantiers prioritaires à mettre à l'agenda public pour les prochaines années. À partir de là, nous souhaitons inviter la société civile à se regrouper autour de ce qui émergerait comme un Livre blanc citoyen, voire un rendez-vous national. L'heure est venue de créer un levier de mobilisation collective qui montrerait qu'une partie importante de la population réclame des changements structurels et durables pour le système d'éducation au Québec.
[1] L'initiative Parlons éducation découle des efforts concertés des organismes citoyens Debout pour l'école, École ensemble, Je protège mon école publique et le Mouvement pour une école moderne et ouverte.
[2] Soit : la mission de l'école ; l'école à trois vitesses ; l'inclusion de toutes les populations scolaires ; la valorisation des personnels scolaires ; la démocratie scolaire.
Suzanne-G. Chartrand est du collectif Debout pour l'école.
Photo : Forums Citoyens Parlons Éducation de 2023 (Debout pour l'école).