Une nouvelle étape a été franchie dans la répression des mouvements écologistes, alors que les mobilisations contre les réservoirs d'eau artificiels et les autres infrastructures écocidaires battent leur plein en France.
Le 25 mars dernier, plusieurs milliers de personnes manifestent dans la commune de Sainte-Soline, dans l'ouest de la France, contre le développement croissant de « mégabassines », d'immenses réservoirs d'eau artificiels puisant dans les nappes phréatiques pour l'irrigation agricole. La manifestation s'inscrit dans un contexte plus général de luttes contre l'accaparement des terres et des réserves en eau par une minorité d'entreprises privées favorisant une agriculture productiviste et mortifère pour les écosystèmes et le climat.
No bassaran !
L'important cortège (entre 25 000 et 30 000 personnes selon les organisateurs, 8 000 selon les autorités) rassemble un public composite : syndicalistes paysans et militant·es écologistes, activistes locaux, néoruraux et périurbains, jeunes diplômé·es et retraité·es, primomanifestant·es et zadistes expérimenté·es… À l'appel de plusieurs collectifs, dont les Soulèvements de la Terre, Bassines Non Merci, et la Confédération Paysanne, toutes et tous convergent pour occuper pacifiquement les terrains vagues pressentis pour accueillir le projet de mégabassines. Les manifestant·es ont conscience que cette occupation est illégale, que leur manifestation a été interdite par la préfecture et qu'ils seront accueilli·es par un large dispositif policier. Après tout, c'est précisément l'inertie chronique des autorités françaises face aux mouvements sociaux et syndicaux qui les a poussé·es à réinvestir des tactiques d'action directe jugées plus radicales telles que la désobéissance civile, le sabotage ou l'occupation. Mais peu de militant·es se seraient douté·es qu'ils et elles allaient faire face à une telle violence d'État.
En effet, les terrains vagues de Sainte-Soline et ses alentours vont être le théâtre d'un déploiement massif et disproportionné des forces de l'ordre. Plus de 3200 gendarmes et policiers à pied ou motorisés, plusieurs hélicoptères, blindés et canons à eau ; contrôles routiers et d'identités massifs ; constitution d'un fortin de véhicules encerclant le chantier. Très vite, les hostilités sont initiées par les forces de l'ordre qui sont équipées d'armes classées matériel de guerre comme le tristement célèbre lanceur de balle de défense (LBD) ou divers types de grenades lacrymogènes et assourdissantes, dont certaines projettent leurs fragments lors de la détonation. En deux heures, c'est plus de 5 000 grenades lacrymogènes, 40 dispositifs déflagrants et 81 tirs de LBD qui s'abattent de manière injustifiée et indiscriminée sur les manifestant·es. Le but est clair : l'occupation ne doit pas avoir lieu, quoi qu'il en coûte. Bilan de l'affrontement : plus de 200 blessé·es du côté des manifestant·es, dont 40 dans un état grave et 1 dans le coma. Du côté des forces de l'ordre, le bilan officiel est de 47 blessé·es, la plupart en raison d'acouphènes, et deux hospitalisations. Les journalistes révèleront par la suite que les autorités vont volontairement entraver l'arrivée des secours sur place.
Haro sur les écologistes
Cette débauche de violence n'est pas le fruit du hasard. L'activisme environnemental est devenu l'un des nombreux épouvantails du gouvernement et de la droite française en général. En effet, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a continuellement cherché à discréditer les activistes écologistes, en les assimilant à des délinquant·es, voire à des écoterroristes (une qualification qui n'existe pourtant pas dans le droit pénal français). Ce lexique a aussi été utilisé par les forces de l'ordre, ainsi qu'une partie des médias, qui ont régulièrement qualifié les actions des manifestant·es comme relevant d'un « activisme violent », de la « gauche radicale », de « l'ultra-gauche », des « black-blocs », ou encore d'un « totalitarisme vert ». Cette rhétorique de criminalisation a servi à délégitimer les idées et les actions des militant·es et des organisations civiles afin de justifier le recours à des moyens juridiques et policiers exceptionnels, que ce soit avant, pendant ou après la manifestation de Sainte-Soline.
Ainsi, de nombreux militant·es et élu·es écologistes ou de gauche affirment avoir été surveillé·es de manière illégale par les services de renseignement et de police via des écoutes administratives, des balises de géolocalisation sous leurs voitures, des logiciels informatiques ou des produits de marquage codés. Après les évènements de Sainte-Soline, le ministre Darmanin s'est également empressé d'annoncer la création d'une « cellule anti-ZAD [1] » pour que « l'autorité réclamée par les Français » soit restaurée. Cela n'est pas sans rappeler la surveillance qu'avaient déjà subie les militant·es contre les pesticides et les abattoirs industriels à travers la cellule Demeter, une cellule spéciale de la gendarmerie créée en 2019 afin d'empêcher les actes « délictueux » visant le monde agricole pour des raisons « idéologiques ».
L'assimilation des manifestant·es écologistes à des criminel·les permet aussi de s'arroger le monopole de la communication. Dans une logique par laquelle « on ne discute pas avec les terroristes », aucune place n'a été laissée pour permettre un véritable dialogue. Le gouvernement s'est senti libre d'imposer sa lecture des évènements dans les grands médias français (dont on rappellera que 90 % d'entre eux sont détenus par une dizaine de milliardaires).
Les intimidations contre le milieu associatif constituent une autre forme de la répression en cours. Le ministre Darmanin et la première ministre, Elizabeth Borne, ont ainsi menacé de couper les subventions publiques à la Ligue des Droits de l'Homme (LDH), dont les membres ont documenté les évènements de Sainte-Soline. D'autres collectifs se sont vu exclure de divers processus de concertations publiques. Autant d'exemples qui montrent comment le gouvernement cherche à mettre à l'écart ses opposants du champ démocratique. Mais le coup de force qui a suscité le plus de réactions est sans aucun doute la dissolution par décret gouvernemental des Soulèvements de la Terre (SLT), la coalition de collectifs locaux, ruraux, et syndicaux à l'origine de la manifestation de Sainte-Soline.
La décision, prise le 21 juin, s'est accompagnée de deux vagues d'arrestations de militant·es écologistes, avec le soutien de la sous-direction antiterroriste. Le principal argument du ministère de l'Intérieur pour justifier la dissolution : les SLT se seraient rendus coupables de « provocation à des agissements violents », de « destruction d'infrastructures », de « sabotages », de « prises à partie » contre les forces de l'ordre, ou encore de diffuser des instructions inspirées par les groupes « black blocs » pour « ne pas être identifiés ou localisables ». Les membres des SLT sont aussi accusé·es de fonder leurs actions « sur les idées véhiculées par les théoriciens prônant l'action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu'à la confrontation avec les forces de l'ordre » [2]. Si les SLT assument une partie des dommages matériels causés (qu'ils préfèrent considérer comme étant des « désarmements » contre la destruction massive du vivant), la sévérité du gouvernement demeure incompréhensible et déclenche une vague de soutien au sein des milieux de gauche et écologistes, en France et ailleurs. Le 11 août, le Conseil d'État suspend en référé la dissolution. Un jugement provisoire trouvera son issue lors d'une nouvelle audience cet automne.
Un glissement autoritaire général
La répression de Sainte-Soline s'inscrit dans une tendance plus large de délégitimation et de criminalisation des mouvements sociaux par les autorités françaises. Que ce soit lors des rassemblements écologistes, des manifestations contre la réforme des retraites, du mouvement des Gilets Jaunes ou des révoltes populaires des banlieues, une certaine routine s'est installée. Interdictions de manifester, répression policière et judiciaire, explosion du nombre de blessé·es et de mutilé·es, surenchère réactionnaire dans les grands médias… Depuis 2017, les assauts répétés contre les libertés d'expression, de participation, de réunion ou d'association inquiètent de nombreux expert·es, organisations et institutions, que ce soit en France ou à l'étranger. De la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), à Amnistie internationale en passant par les Nations Unies, le constat est le même : l'espace de la société civile et politique française se réduit comme peau de chagrin.
Les pouvoirs nécessaires pour mener une telle offensive ont été graduellement obtenus à travers à une série de réformes liberticides et sécuritaires mises en place sous les mandats de Macron et de ses prédécesseurs comme la loi « anticasseurs », la loi « sécurité globale » ou la loi « séparatisme » pour ne citer que les plus récentes. Il s'agit d'un véritable continuum répressif, dont une grande partie a été initialement dirigée contre les communautés noires et arabes, musulmanes, ou migrantes. La force de la répression actuelle ne peut être comprise sans évoquer la banalisation des discours racistes d'extrême droite. Il n'est ainsi pas anodin que la rhétorique outrancière utilisée par le gouvernement pour diaboliser les oppositions de gauche (comme « terrorisme intellectuel de l'extrême gauche », « islamo-gauchisme » ou « ensauvagement ») ait conservé une forte connotation raciste.
À l'abri au Canada ?
Les évènements politiques qui secouent la France peuvent nous sembler lointains outre-Atlantique. Pourtant, ils pourraient fournir de précieux éléments de réflexion sur le présent et l'avenir des mouvements sociaux au Québec et au Canada. Si l'on entend par répression l'ensemble des efforts visant à supprimer la contestation, l'image souvent véhiculée d'un pays paisible et consensuel s'étiole rapidement.
L'activisme environnemental est un cas d'école en la matière. Le soutien massif apporté par les pouvoirs publics au modèle extractiviste a donné naissance à un vaste dispositif de lois visant à protéger les « infrastructures critiques », à collecter des données sur les activistes et à les criminaliser. Les grands médias ont également été très efficaces pour promouvoir les agendas des entreprises d'extraction de ressources et des industries polluantes, décourageant ainsi l'opposition potentielle et marginalisant les voix alternatives. À noter que la répression au Canada ne se limite pas à des mesures préventives comme le montre la violence historique et systémique exercée par les forces de l'ordre contre les mouvements de défense des territoires autochtones. Bien qu'il ne soit pas autant visible aux yeux du grand public, le Canada et le Québec sont aussi dotés d'un puissant arsenal répressif qui n'attend que d'être mobilisé. Tout comme en France, nous ne sommes jamais à l'abri d'un affaissement prompt et brutal des libertés publiques.
Mais surtout, le cas français montre comment les discours et les lois utilisés pour stigmatiser une population particulière peuvent être vite employés contre d'autres groupes. Que ce soit aujourd'hui ou demain, les mesures sécuritaires, liberticides et réactionnaires constituent une menace pour l'ensemble des forces progressistes et des communautés marginalisées. Ce constat nous invite à faire preuve de solidarité et de vigilance dans un contexte de plus en plus marqué par les discours réactionnaires, les campagnes contre le « wokisme » et les sorties racistes et xénophobes de la classe politique.
[1] ZAD réfère à « Zone à défendre »
[2] Le ministère de l'Intérieur faisait ici référence au livre Comment saboter un pipeline, écrit par le militant suédois Andreas Malm et couramment vendu en librairie.
Photos : Sainte-Soline, 23 mars 2023. (Crédit : Mehdi Juan) ; Sainte-Soline, 23 octobre 2023. (Crédit : Choupette).