Travailler au rabais
  
		Si l'on admet que nos sociétés se structurent fondamentalement autour de l'idée que le travail contribue à la dignité et à l'intégration sociale des personnes, ne faudrait-il pas que cette participation les prémunisse aussi de la pauvreté ?
Ce n'est pourtant pas le cas, en dépit d'un consensus social en vertu duquel travailler à temps plein devrait protéger de la pauvreté, comme le soulignait Barbara Ehrenreich en 2001 dans l'ouvrage phare L'Amérique pauvre [1]. Vingt ans plus tard, notre premier ministre a beau marteler « qu'il n'est pas question qu'il y ait quelqu'un au Québec qui n'ait pas à manger », on « découvre » encore, année après année, l'ampleur du recours aux banques alimentaires. On se désole que celui-ci progresse régulièrement de manière fulgurante, et, qui plus est, on s'étonne à chaque fois qu'une proportion non négligeable de ces personnes travaillent, dont plusieurs à temps plein !
Si, dans nos pays du capitalisme avancé, on peut être pauvre en raison des aléas de la vie, de la vie chère, de la spéculation immobilière ou de l'endettement, c'est aussi parce que l'emploi ne paye pas assez et qu'il ne comporte aucune garantie d'heures ou de protections sociales. L'emploi faiblement rémunéré constitue une réalité non anecdotique des marchés du travail nord-américains. Par-delà les débats autour des différents « indicateurs de pauvreté » permettant de faire valoir une « diminution du taux de pauvreté au cours des dernières années [2] », force est de constater que la pauvreté reste saillante et que le fait que certain·es se hissent légèrement au-delà des seuils peut non seulement dissimuler l'emploi faiblement rémunéré, peu protégé, voire dangereux, mais aussi contribuer à le légitimer. De surcroît, et il est important de le souligner, la pauvreté en emploi touche surtout les personnes se situant aux croisements de multiples axes d'oppression comme le racisme systémique, les politiques migratoires, la persistance des divisions de genre, l'âgisme, la condition sociale et le capacitisme.
Dévalorisation et non-reconnaissance du travail du care
Il nous faut d'abord insister sur la dévalorisation et la non-reconnaissance historique du travail de « care ». Du fait de leur inscription dans la filiation du travail domestique, ces emplois « de femmes » – préposées aux bénéficiaires, éducatrices en services de garde, préposées à l'entretien ménager – persistent à être peu reconnus et sous rémunérés, en dépit de leur rôle essentiel. À la faible rémunération associée à ces emplois, ajoutons que ces milieux sont propices au travail gratuit, alors que le don de soi et la vocation viennent justifier d'en faire toujours plus avec moins. Le sous-financement du secteur communautaire et ses effets sur les travailleuses du milieu en constituent une illustration patente, alors que la tâche paraît sans fin.
Une femme migrante dont les diplômes acquis à l'étranger ne sont pas reconnus a de fortes chances de se voir refoulée vers ces emplois en raison de la discrimination et du racisme systémique. Bien que les femmes blanches et natives du Québec restent elles aussi cantonnées dans les secteurs d'emploi dits féminins, il faut donc reconnaître que celles qui sont issues de l'immigration ou qui sont racisées sont les premières à se voir relayées vers les segments les moins avantageux sur le plan de la rémunération et de la reconnaissance sociale.
Le « sale boulot » aux gens en marge
Dans l'univers des « sales boulots », nous ne pouvons pas non plus faire l'impasse sur tous ces postes que les « Québécois·es de souche » ne voudraient pas : ouvrier·ères d'entrepôt, attrapeur·euses de volaille, livreur·euses à la demande, cueilleur·euses de tomates ou de petits fruits, pour ne nommer que ceux-là. L'assignation des populations im/migrantes à ces emplois, plus qu'une coïncidence, trouve ses assises dans le racisme systémique et la reconfiguration des systèmes migratoires canadien et québécois. Les travailleur·euses du Sud global sont ainsi les bienvenu·es, dans la mesure où leur séjour est temporaire et qu'ielles occupent des emplois de faible qualité et pauvrement rémunérés.
Malgré la multiplication des abus et des dénonciations féroces et récurrentes concernant les « permis fermés », ces personnes sont généralement tenues dans des zones à l'écart de la citoyenneté – pensons aussi aux étudiant·es internationaux, aux réfugié·es, aux personnes sans statut –, avec pour effet de miner directement leur accès aux différents régimes de protection sociale et leur capacité à activer les droits du travail qui sont pourtant censés les protéger.
Constituant prétendument une opportunité financière, voire de survie pour ces travailleur·euses dont les conditions de vie dans leur pays d'origine ont été minées par les politiques d'ajustement structurel, les conflits armés, les accords de libre-échange et la crise climatique, ces emplois demeurent pourtant ce qu'ils sont : de sales boulots dont la population installée ne veut pas, qui impliquent bien souvent une protection aléatoire, des risques liés à la santé et à la sécurité, de longs déplacements non rémunérés, un salaire horaire extrêmement faible, des tâches et des horaires exténuants, etc. Et c'est ainsi que la délocalisation interne peut permettre aux populations locales de continuer à jouir de leur confort, mais surtout aux entreprises d'empocher leurs profits.
Banalisation des mauvaises conditions des emplois transitoires
Quant aux postes de commis en magasin, de préposé·es à la clientèle ou de services tous azimuts qui ne sont pas occupés par ces travailleur·euses migrant·es, d'aucuns banalisent l'exploitation et la précarité dans ces emplois faiblement rémunérés sous le prétexte qu'il s'agit de « jobs d'entrée » ou de sortie. L'idée selon laquelle ces emplois sont transitoires – pour les « jeunes » et les immigrant·es nouvellement arrivé·es, ou encore qu'ils sont accessoires pour les personnes retraitées qui y trouveraient un moyen de se maintenir actives – est en partie vraie.
Elle masque plus largement une tendance forte de l'emploi au cours des quarante dernières années : la banalisation de la précarité, la privatisation des protections sociales, la dégradation des services publics, le contournement des droits du travail par le recours aux agences de placement ou au faux statut d'indépendant·es, les allers-retours entre l'emploi faiblement rémunéré, le chômage et l'assistance, etc. Si la mobilité ascendante bénéficiant à certain·es d'entre elleux peut masquer ces dynamiques, elle ne devrait pas faire oublier que d'autres – nombreux et nombreuses – stagnent dans des positions et des conditions d'emploi précaires qui ne mènent nulle part. En omettant de se demander s'il est légitime que des emplois soient de si piètre qualité, on en vient en quelque sorte à avaliser ce qui semble être devenu un droit : celui des employeurs de disposer constamment d'un bassin suffisant de travailleurs et travailleuses pouvant être rémunéré·es au minimum.
Personne ne dira que la plupart de ces emplois ne sont pas essentiels. Mais alors, pourquoi la valeur sociale des tâches réalisées ne se reflète pas dans la qualité des conditions d'emploi ? À cet égard, rappelons que jusqu'à tout récemment, le taux de chômage de nos économies avancées se maintenait à un creux historiquement bas. Or, il nous paraît évident que ce succès repose sur une configuration du marché du travail marquée par une forte tolérance aux inégalités et au travail de faible qualité, dont l'État est en partie responsable. Il apparaît clair que celui-ci laisse faire, tout en contribuant activement à l'accroissement des vulnérabilités qui favorisent l'acceptation de conditions de travail et d'emploi dégradées. À l'encontre de l'illusion que chacun·e est « à sa place » en raison de son « mérite », il nous apparaît donc urgent de rappeler que les assignations actuelles à l'emploi, selon des rapports sociaux de genre, de race et de classe, sont plutôt le produit de mécanismes historiques et systémiques qui doivent impérativement être contestés, mais aussi, plus largement, qu'elles témoignent de l'abandon d'une des valeurs aussi rattachées au travail, à savoir qu'il devrait procurer à tous et à toutes les moyens d'une vie digne.
[1] L'autrice évoque notamment le fait que 94 % des Américain·e·s, républicains et démocrates confondu·e·s, estiment que « les personnes qui travaillent à temps plein devraient être en mesure de “ faire sortir ” leur famille de la pauvreté » (p. 119).
[2] Desrosiers, Éric « Le taux de pauvreté a fortement baissé au Québec au début de la pandémie », 7 mai 2022, Le Devoir.
Marie-Pierre Boucher, Laurence Hamel Roy et Yanick Noiseux sont membres du Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l'emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS).
Illustration : Anne Archet